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Un musée, un objet : Une nuit à Londres avec la police, manuscrit de Pierre Mac Orlan_4

Vue de Londres, datée de 1934 : entrée de The Sports Arcade. Photographie rapportée de Londres par Pierre Mac Orlan à l'occasion d'un de ses reportages.
© Dépôt de la commun de Saint-Cyr-sur-Morin au MDSM
En 2025, le musée fête ses 30 ans. 30 années qui ont vu ses collections s’agrandir jusqu’à compter quelque 25000 œuvres et objets, dont le plus grand nombre est conservé en réserves. Chaque semaine, nous vous proposons de découvrir ces collections invisibles. Cette semaine, la 4ème partie d'un manuscrit de Pierre Mac Orlan : "La Police de Londres".

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la Police de Londres

  • Auteur : Pierre Mac Orlan
  • Date de création : entre 1920 et 1932 (environ)
  • Matériau/technique : papier, (écrit)
    Manuscrits à l'encre noire sur papier rose ou jaune avec ratures et corrections.
  • Dimensions : H. 28 cm ; l. 22 cm ; 23 pages
  • N° inventaire : MDSM – 2025.12.11

Manuscrit d'un reportage sur la police de Londres. Ce reportage a été repris dans "Images sur la Tamise" (1925). Il est divisé en 4 parties  :
1. La Providence des romans policiers ; Scotland Yard et Scotland House ; La Manière de Scotland Yard ; La Police londonienne ; Ce qu'il faut savoir de Scotland Yard. 
2. L'autorité des agents de police ; Nuit de Londres ; Ombres au bord de la Tamise.
3. Comment juger la valeur d'une police ? ; Pittoresque de la police anglaise ; Ceux qui savent apprécier ; Le bon policeman. 
Mac Orlan montre que le policier anglais est un personnage légendaire.
4. Le dernier manuscrit, "Une nuit à Londres avec la police", fut écrit une quinzaine de jours après le meurtre de Louise Steel dont le corps dépecé fut retrouvé sur un terrain vague de Blackheath, le 23 janvier 1931. Mac Orlan visite avec un policier les quartier chauds de Londres la nuit.

 

Transcription

Une nuit à Londres avec la police

4ème partie

Encore une fois, Londres laisse apparaître hors de son brouillard si clément pour les fantômes du romantisme, l’épouvantable et indécise silhouette d’un monstre qui rappelle les mille apparences imaginaires de Jack the Ripper, le fameux et légendaire Jack l’Éventreur dont le souvenir n’est pas effacé.
Dans ce terrain vague de Blackheath, animé le samedi par les gais maillots des équipes de football un allumeur de réverbères a trouvé le cadavre odieusement dépecé d’une fille de 17 ans : Miss Louisa , Maud Steel. Tous les journaux ont parlé de cette affaire depuis quinze jours.
C’est encore une de ces terrifiantes illustrations de ce fantastique criminel de notre époque, si puissant qu’il menace de s’y appliquer comme une étiquette.
Il n’y a pas longtemps, j’étais à Londres, pour y recueillir quelques images sociales qui ne sont pas toujours ce que les grandes cités offrent de plus reposant. Malheureusement c’est encore la canaille de tous le qui garde le plus jalousement les traditions d’un certain pittoresque national. Un sergent de police taillé comme un boxeur poids moyen m’accompagnait. C’était un homme intelligent et qui aimait l’aventure. Il savait la valeur des lumières dans la nuit et pouvait reconnaître ce que son métier, si paradoxal que cela puisse paraître, couvait de littérature dangereuse. La police d’une ville possède sur la vie secrète d’une cité des révélations surprenantes. Ce n’est pas toujours ce que le voyageur imagine mais ce n’est jamais ce que le voyageur peut voir.
En lisant il y a quelques jours, le récit du crime commis entre Blackheath et Plumstead, je ne pouvais m’empêcher de revoir ce curieux quartier composé de maisons en briques, plus décentes à l’extérieur qu’à l’intérieur entre Wentworth Street et Petticoat Lane, où Jack l’Éventreur commença et acheva la série de ses nombreux assassinats. Là, comme dans le crime de Blackheath, la marque de la bête apparaissait : Jack l’Éventreur assassinait les pauvres filles publiques qui à cette époque, il y a une quarantaine d’années, habitaient pour la plupart dans le fameux quartier de Whitechapel. Aujourd’hui ce quartier est purgé de ses indésirables : c’est l’honnête ghetto de Londres, qui abrite tant de braves gens que le grand romancier Israël Zangwill étudie dans ses romans célèbres. Cependant si j’en croyais mon guide, le ghetto et le petit ghetto de Black Lion Yard, n’accueilleraient pas une population sans mélange. C’est à Black Lion Yard, dans des boutiques sans apparences que se trouvent peut-être les plus diamants de l’Angleterre, mais là aussi se trouvaient, à l’abri de certaines petites boutiques, des indicateurs de police. Mon sergent de police m’entraîna à Hersellstreet* à côté de Commercial Road. La misère humaine s’y trouvait à l’aise, c’est-à-dire que les pauvres gans qui y vivaient vêtus de loques et nourris de déchets n’avaient même plus conscience de leur état.
Dès que les hautes lampes électriques s’allument dans Whitechapel et dans Commercial Road, le marché aux poissons qui donne aux rues une vie colorée et particulière replie tous ses décors. Les boutiques où l’on vend des viandes kasher se ferment. La nuit de Londres est paisible, mais celle de Whitechapel est plus paisible que les nuits de Soho ou du Strand. À minuit l’immense ville est dominée par le silence. Elle repose sous la surveillance des équipes de policemen qui promènent furtivement les lumières de leurs petites lampes « sourdes » sur les portes qui leurs paraissent suspectes.
Si l’on compare les nuits de Londres à celles de Paris, de Berlin ou de Barcelone, elles sont singulièrement silencieuses. Ce n’est pas là leur moindre caractère. L’aspect le plus romantique des nuits de Londres n’est plus celui que décrivit Sir Anthony Trollope, dans cet extraordinaire roman policier que l’on appelle « Les Mystères de Londres ». Les beaux jours de Shadwell High Street, plus connue autrefois de Ratcliff Highway, reposent dans les vieilles chroniques de l’histoire criminelle de Londres. Cette rue immonde était bordée de tavernes louches où les mariniers marrons de la Tamise s’y donnaient rendez-vous pour le plus grand plaisir des romanciers d’aventures. Les tavernes louches ont été remplacées par des bars étincelants et nickelés. C’est là qu’on peut boire une pinte d’ale sans être riche et qu’on peut attendre l’arrivée opportune du sergent recruteur. L’alcool tend ici ses décors les plus secrets, le spectacle se joue à l’intérieur de chacun, dans l’imagination de ces pauvres hommes, de ces pauvres femmes qui s’en vont dans la rue trop éclairée, la longue et large Commercial Road. Ils ont l’allure furtive des rats quand ils se trouvent surpris dans une nappe de lumière.
Les noctambules que l’on peut rencontrer dans les rues de Londres sont rares, peut-être, à cause de l’extraordinaire silence de la ville ils paraissent suspects. Il y avait, il n’y a pas longtemps dans Commercial Road une salle de boxe que l’on appelait le Prennierland*. Les jeunes israélites du quartier qui tous rêvent de devenir des champions et le deviennent parfois venaient applaudir l’un des leurs qui tenait le ring en étoile de quartier.
- Ne mettez pas votre argent dans la poche revolver de votre pantalon me dit mon compagnon. Placez-le sur votre cœur et gardez la main dessus.
Cette manifestation bruyante et populaire fut la dernière manifestation de la vie sociale dans le quartier. Il y avait déjà longtemps que dans les quartiers aisés, le Cecil, le Savoy, les théâtres, les grands cafés de Piccadilly Circus avaient fermé leurs portes.
Nous sortions avec tous les autres qui ne tarderaient pas à être absorbés par le brouillard.
- « Allons vers les docks me dit le sergent, c’est mon secteur. Vous verrez ce que vous verrez ! »
Il releva le col de son pardessus. Le brouillard de la Tamise nous pénétrant jusqu’aux os. Nous étions sournoisement imbibés comme des éponges. Nous marchions le dos voûté et les coudes serrés contre le corps comme deux ombres, perdus dans le brouillard, où les lampes suspendues très haut dans le ciel répandaient faiblement leur lueur laiteuse.
- « À cette heure-ci, nous trouverons encore des hommes dans le quartier chinois. Comme tout est calme, murmura le policier en soupirant.
Un air marin nous saisit aux narines. Nous descendions maintenant vers la Tamise, vers les docks fameux, dans cet ancien Whapping, jadis assez mal fréquenté. À gauche de ces marches de pierre où l’eau clapotait doucement, se trouvait le quai des Exécutions. Le capitaine Kid, le plus éhonté de tous les pirates, y fut pendu pour édifier des navigateurs enclins à trop de fantaisie. Il y a de cela longtemps. Aujourd’hui ce sombre bloc de maisons qui émerge à peine de la nuit trouble est habité par de pauvres gens, des chômeurs pour la plupart. Le but de notre promenade n’était point là. Il fallut remonter dans Commercial Road jusqu’à la West India Docks Road. Nous marchâmes pendant deux ou trois cents mètres et le sergent me montra une petite rue, assez large, bordée de maisons à deux étages.
- « Voici le quartier chinois, d’un côté c’est Pennyfields et de l’autre c’est Limehouse Causeway. Tous les chinois de Londres sont là… ou en prison.
Une triste lumière d’aquarium baignait cette rue silencieuse. Dans l’ombre d’une porte, on apercevait, immobile, une femme en tablier blanc.
Des bandes de Célestes, chaussés de feutre, mais en complet européen, se déplaçaient silencieusement. Toutes les maisons accusaient un délabrement sans pittoresque. Des affiches en chinois remplaçaient des carreaux cassés. Les mauvais anges de l’alcool habitaient cette rue. Ils étaient indescriptibles. C’est ainsi que nous allâmes boire un verre de bière, dans le « bar » de Charlie Brown. Il est célèbre, c’est une manière de Lapin Agile londonien, plus nourri de navigateurs. Son patron possède au premier étage la plus belle collection d’ivoires extrême-orientaux du monde, et dans la salle de dancing, la plus belle collection d’ivrognes des deux sexes. Le bar de Charlie Brown n’éclaire pas la rue. Il faut passer la main contre la muraille humide pour en trouver la porte. Mais ceux qui viennent là ne sont dangereux que pour eux-mêmes.
Quand nous sortîmes de Pennyfields le petit jour se levait. Nous rencontrâmes une ronde de police et le chauffeur chinois coiffé de casquette blanche de marine. Le brouillard tombait en pluie, ; sur la Tamise des sirènes endormies saluaient l’aube, les départs, la possibilité d’une autre lumière…
Un jour allait se lever sur le jeune printemps londonien qui est bien le plus charmant du monde. Car la nuit et le jour à Londres, comme dans toutes les grandes villes du monde, n’intéressent pas les mêmes personnages. Le peuple du jour n’a rien de commun avec le peuple de la nuit.

Pierre Mac Orlan